Rencontre avec trois traducteurs en résidence au Chalet Mauriac : Heli Allik, Katarzyna Marczewska et Takashi Wakamatsu


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Rencontre avec trois traducteurs en résidence au Chalet Mauriac : Heli Allik, Katarzyna Marczewska et Takashi Wakamatsu

Entretien réalisé par Julia Polack de Chaumont, à Saint-Symphorien, le 9 mai 2019

  • Pour commencer, une question commune à vous trois : qu’est-ce qui vous a porté vers le métier de traducteur et comment êtes-vous venus à la langue française ?
Katarzyna MarczewskaKatarzyna Marczewska — En Pologne, on apprenait le russe en première langue, l’anglais commençait à devenir une langue populaire, mais le français était encore à la mode, comme langue de culture. J’ai eu des cours d’un niveau moyen d’abord, puis un cours audiovisuel très efficace de l’Institut français à l’Université de Varsovie, reposant sur la mémorisation. Par ailleurs j’aimais lire, j’imaginais donc un jour devenir traductrice. Pendant mes études de lettres, j’ai eu ma première commande, d'un professeur qui avait besoin d’un texte sur le structuralisme pour son livre. Un des deux articles que j’avais traduits pour l’occasion a été publié dans une revue littéraire, ce qui m’a ouvert la voie. La traduction suivante était un travail très intéressant sur la psychanalyse d’Adam Mickiewicz.
 

Takashi WakamatsuTakashi Wakamatsu — J’ai commencé à lire de la littérature française à l’adolescence. Beaucoup de nouvelles traductions de poésie française, faites par des poètes brésiliens, étaient publiées et recensées dans le supplément littéraire d’un journal auquel j’étais abonné. En parallèle, j’ai commencé un peu à écrire. J’ai étudié le français à l’Alliance française pendant deux ans seulement, mais c’est en m’immergeant dans les textes, notamment des éditions bilingues, que j’ai appris cette langue. Ma première traduction s’est faite par hasard, en 2014. Un de mes amis traducteurs venu me rendre visite m’aidait à la ferme en journée, et traduisait des textes la nuit : il travaillait sur la Somme athéologique de Georges Bataille et devait traduire L’Expérience intérieure – pour le plaisir, car c’étaient d’autres traductions qui lui permettaient de gagner sa vie. Je lui ai proposé mon aide et ai commencé à traduire ce texte pendant qu’il traduisait un roman policier.

Plus tard, Jean-Christophe Goddard, qui était professeur de philosophie à l’Université de Toulouse, cherchait un éditeur brésilien pour son essai sur la culture brésilienne, Brésilien, noir et crasseux. Mon ami l’a envoyé à un éditeur, mais ne pouvant se charger de la traduction, me l’a proposée. J’étais alors en résidence à La Fabrique des traducteurs d’Arles en 2015 et c’était ma première vraie traduction : j’aimais beaucoup traduire mais j’ignorais les règles… Mon langage était particulier, personne ne comprenait rien, j’utilisais trop de néologismes, d’argot… À l’occasion d’une semaine de congés au milieu de ce séjour, je suis allé rencontrer l’auteur à Toulouse. En révisant la traduction, il a trouvé que la langue et la forme étaient en adéquation avec l’esprit de son livre, qui était très critique envers le monde académique, et il a approuvé les directions que j’avais prises. J’ai donc continué et me suis beaucoup amusé.
 

Heli AllikHeli Allik — J’ai eu un professeur de littérature estonienne génial, fou et totalement anti-conformiste, qui s’est fait virer au bout de trois mois. Les élèves l’adoraient. Il a commencé à se passionner pour l’apprentissage du français et, très vite, a proposé à une partie de ses anciens élèves de se réunir chez lui deux soirs par semaine. Je lisais déjà beaucoup de littérature française mais nous n’étudiions pas le français en classe. Ces cours chez lui ont duré trois ans : c’était pour nous un endroit à part, magique, un véritable rendez-vous. Il nous a même emmenés deux semaines dans le désert, au Kazakhstan et en Ouzbékistan avec des amis. Une folie, j’avais 15 ans ! Il enseignait à travers la littérature, la poésie, les chansons et se fichait de la grammaire. Après ces trois années, j’ai voulu continuer le français en entrant à l’université. Pendant les tests de langue, j’ai découvert qu’en français les adjectifs au féminin prenaient souvent un -e. Je connaissais les poèmes de Rimbaud mais n’avais jamais abordé ce petit détail insignifiant…! Le début de mes études a donc été compliqué et me désespérait. Je tenais à apprendre le français depuis si longtemps. C’est finalement grâce à mon apprentissage de l’italien et à un prof très rigoureux, que j’ai compris les bases du système grammatical français qui se rapprochait beaucoup de l’italien.

J’avais, comme Katarzyna, des cours de français à l’université. En 3e année, un professeur m’a proposé de faire mes premières traductions et c’est ainsi que je commençai à traduire Françoise Sagan : Bonjour tristesse, et Un peu de soleil dans l’eau froide.
Beaucoup de choses ont changé depuis, mais le principal est toujours là – grâce une spécificité du français, de la culture et de la littérature françaises que je perçois : j’utilise encore le français comme une sorte de thérapie, une manière de rester ancrée au sol. J’utilise la traduction pour gagner ma vie, mais aussi pour répondre chaque matin à la question essentielle : pourquoi suis-je en vie et comment le rester ? En outre, je ne choisis pas ce qu’il faut traduire pour des raisons professionnelles, mais pour répondre à cette question égoïste. Je ne pourrais pas traduire des textes qui ne me correspondent pas – ce qui est d’ailleurs très mauvais quand on est traducteur.

 
  • Que vous apporte le fait d’être en résidence au même moment, tous les trois, au Chalet Mauriac ? Est-ce fructueux pour vous d’échanger sur vos manières de travailler, sur vos rapports à la langue, sur les univers des œuvres que vous avez choisis de traiter ?
Katarzyna Marczewska — Le travail de traducteur est très solitaire. Je sors pour trouver de la compagnie, mais ai très peu d’occasions d’échanger sur des questions professionnelles, cela se présente une fois tous les deux ou trois mois avec d’autres traducteurs. Pour autant, on n’échange pas forcément ici sur nos façons de travailler. Plutôt sur les réalités quotidiennes, les conditions de travail de chacun : la vie en Amazonie, en Estonie, en Pologne, en France. Helli m’a parlé de leur association de traducteurs, qui pourrait être à transposer chez moi. On peut être envieux – ou se sentir réconforté quand on entend la rémunération de chacun.

Sur quelques points de difficulté éventuellement, on peut demander à l’autre un ressenti sur ce que l’on est en train de traduire. J’ai toujours traduit des livres assez compliqués – celui sur lequel je travaille actuellement regorge de jeux de mots, de doubles sens, je dois donc en acquérir une compréhension bien précise. C’est intéressant de se confronter aux autres, on s’entraide. Mais le fait d'être ensemble est très important en soi : Takashi nous a appris comment se tenir devant un jaguar et j’ai fini par rêver d’un tigre, que je devais absolument tuer pour me nourrir ! J’ai passé un court séjour à Paris, ai demandé à mon ami un livre sur un jaguar pour l'offrir à Takashi. On échange aussi sur nos lectures, on demande aux Français ici ce qu’ils ont lu dernièrement d’intéressant dans la littérature contemporaine.

Heli Allik — Chacun a fait une liste de titres qui lui semblaient vraiment bien, ça peut nous donner des pistes.

Takashi Wakamatsu — On vient tous d’horizons différents, on a plein d’autres choses à partager.

 
  • Le Chalet Mauriac accueille aussi d’autres résidents…
Katarzyna Marczewska — l’intérêt d’une résidence partagée, ce sont les rencontres. On sait à peu près ce que c’est de traduire, mais pas ce que font d’autres artistes. Camille Lavaud, illustratrice plasticienne, nous a parlé de son travail sur Thérèse Desqueyroux (http://eclairs.aquitaine.fr/la-camera-pinceau-de-camille-lavaud.html), et doit nous montrer un peu ce qu’elle fait. Suzy Gillet, réalisatrice, fait un film inspiré de la vie de Frédéric Bazille. C’est extrêmement intéressant.

 
  • Heli Allik, vous étiez déjà venue en résidence au Chalet Mauriac en 2016 pour votre traduction en cours de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline : c’est assez symbolique de clore ici ce travail. Quel regard portez-vous sur ce travail qui trouve aujourd’hui son aboutissement, sur ces deux moments d’une expérience ?
Heli Allik — C’est difficile d’en parler, les deux résidences ont été très différentes l’une de l’autre.  Il y a trois ans, j’étais à ma 4e version de Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline (je retravaille plusieurs fois mes traductions) et j’étais encore très optimiste car j’avais l’impression que c’était plus facile que de traduire Voyage au bout de la nuit, où l’on trouve un mélange de registres vraiment incompatibles : le registre écrit et le registre parlé. Mais ce n’est pas vrai du tout, ce n’était pas plus facile. En fait, Mort à crédit est encore plus osé et va beaucoup plus loin : non seulement dans la désintégration de la syntaxe, ce qui est évident, mais dans tout. Même dans les détails les plus insignifiants, que l’on ne perçoit pas au premier abord.
À mon arrivée cette année, le texte était fini et je devais écrire la postface ; en parallèle, je travaillais sur la traduction des Bienveillantes de Jonathan Littell.

J’étais donc arrivée au bout de quelque chose. Ce qui est bien, c’est que chaque fin est un autre commencement. Mais les mots de Céline ne sortent pas du même endroit que les mots d’autres textes littéraires. Chez lui, en se rapprochant au plus près de l’émotion, on ne trouve pas la distance qu’on éprouve habituellement face au texte écrit, qui nous maintient en sécurité, l’auteur étant derrière cette belle barrière qu’on appelle littérature. Traduire Céline n’est pas neutre du tout, car littérature et vie sont liées pour moi. Je ne sais pas ce qui viendra ensuite, même si je connais mon programme de travail futur. Je ne comprends donc moi-même pas très bien ce que c’était.

Pour autant, je crois que cette traduction est mon expérience à la fois la plus difficile et la plus belle. Or traverser une expérience est aussi ce que je cherche.
La traduction des Bienveillantes est différente, car la langue du narrateur, même si c’est un bourreau, est la langue normale d’un être humain du 20e siècle, il n’y a pas de viol de la langue. Il y a bien un viol, mais viol d’autre chose, d’une sorte de limite humaine en nous-mêmes.

Il n’en reste pas moins que ce séjour était fantastique, car ce lieu a quelque chose de particulier, on y vit des transformations. C’est très subjectif, mais il y a pour moi des endroits sur terre où la loi de la gravité, la loi juridique, la loi morale s’exercent et certains endroits qui sont sacrés, comme les églises, ou comme cette chambre étrange dans Stalker, le film d’Andreï Tarkovski : les personnages s’approchent d’une « chambre » où tous les souhaits peuvent être réalisés ; mais quand ils y parviennent, ils découvrent qu’ils ne veulent ou n’osent pas regarder en face ce qu’ils pourraient découvrir dans cette « chambre » – en eux-mêmes en réalité – parce que l’on leur en révèle trop. C’est de l’ordre des sensations, mais le Chalet Mauriac pour moi est un endroit où je suis tout d’un coup comme une chrysalide, dans laquelle il se fait un processus qui ne s’explique pas.

 
  • Vos choix de textes s’inscrivent souvent dans une réflexion sur les registres de langue écrite/soutenue et oral/parlé (les romans de Louis-Ferdinand Céline, donc, mais aussi Zazie dans le métro de Raymond Queneau par exemple). Pouvez-vous nous dire en quoi est-ce un défi, et d’autant plus au regard de la langue estonienne et de ses spécificités?
 
Heli Allik — Ces deux langues ont des histoires complètement différentes. L’estonien est lié à une tradition orale forte, jusqu’au 19e siècle. Les seigneurs allemands l’appelaient la « langue des paysans » – le terme « estonien » est apparu très tard. La langue d’une société issue de la campagne et de la forêt si tardivement se comporte d’une manière spéciale. On dispose d’énormément de mots pour décrire tout ce qui a trait à la nature, les noms et prénoms y font référence. Le passé de notre langue est le patois, nous n’avons pas de Boileau, de Malherbe, de tragédie classique… Et dans une population qui s’élève à 2 millions d’habitants, on trouve peu de différences sociales. La distinction entre un registre soutenu et un registre populaire est donc moins grande qu’en français, où l’on trouve un argot typique des grandes villes notamment.
Si on ne peut pas écrire la même chose, on peut au moins essayer de recréer l’effet d’étonnement. Avec Céline, plein de choses se perdent, mais peuvent être compensées par la syntaxe. Henri Godard, l’éditeur de Céline dans la Pléiade, se demande dans l’un de ses articles si l’auteur est traduisible : la réponse doit être « non » et pourtant il a été traduit dans une cinquantaine de langues. Godard dit qu’on ne peut pas traduire son français, mais qu'on peut traduire l’intimité de la langue et c’est tout à fait ça. Tu ne traduis pas avec la tête mais avec l’estomac.



  • Takashi Wakamatsu, vous vous attaquez aussi à une langue singulière qui fait l’objet de votre travail pendant la résidence, celle des écrits d’Arthur Rimbaud dans L’Album zutique. On imagine une vraie difficulté à traduire cette langue poétique, grotesque et souvent crue.
Takashi Wakamatsu — J’ai traduit les vingt-quatre poèmes avant d’arriver au Chalet Mauriac. J’ai ensuite demandé à Aimée Ardouin de me procurer des textes critiques sur L’Album zutique. Il y en a plusieurs, notamment Arthur Rimbaud et le foutoir zutique de Bernard Teyssèdre, La Poésie jubilatoire, sous la direction de Seth Whidden. J’ai lu tout cela, avais déjà mes propres interprétations du texte. J’ai été confronté à d'autres, parfois extrêmes et fantaisistes, mais j’ai fait des découvertes, des allusions historiques par exemple, à la Commune, à des figures de l’époque, politiciens, marchands, décryptés par des Rimbaldiens qui ont fait de nombreuses recherches. Cela m’a amené à transformer beaucoup de choses dans ce que j’avais déjà traduit.
 
  • C’est effectivement une autre difficulté, car toutes ces références ne sont pas connues des lecteurs brésiliens ?
Takashi Wakamatsu — J’ai écrit des notes, mais ai proposé à l’éditeur de faire plutôt un texte après chaque poème pour le contextualiser. C’est effectivement nécessaire pour aider à la compréhension.
 
  • Certains textes du recueil sont sous des formes très brèves, je pense au poème du « Cocher ivre » qui contient un seul mot par vers par exemple, vraie gageure pour un traducteur !
Takashi Wakamatsu — Oui, c’est le plus amusant, autant que le plus difficile ! J’ai fait plusieurs interprétations, en ai tiré plusieurs versions, d’abord une littérale puis d’autres plus éloignées, et ai choisi celle qui me semblait la meilleure. Je préfère les textes impossibles à traduire, où tu dois inventer autre chose. 


  • Katarzyna Marczewska, vous traduisez des œuvres littéraires, mais aussi de sciences humaines, de sociologues et d’essayistes importants en France (Jacques le Goff, Jean-Claude Bologne, Michel Leiris, Jeanne Favret-Saada…) : comment allez-vous vers une traduction?
Katarzyna Marczewska — J’ai très peu d’influence sur les textes que je traduis et je peux rarement en proposer à des éditeurs. Quand cela arrive je suis très heureuse, car c’est un vrai choix. Le livre de Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident était de ceux-là. J’en ai acheté un exemplaire à mon premier séjour en France et ce texte est revenu vers moi des années plus tard. Malheureusement la maison d’édition pour laquelle je devais le traduire a fait faillite ; mais j’ai finalement trouvé une éditrice qui m’a fait confiance, avec laquelle je continue à collaborer et à qui je peux faire des propositions.
 
  • Énigmes et complots de Luc Boltanski est un choix particulièrement intéressant et inattendu. Pourriez-vous nous dire comment vous avez abordé ce travail?
Katarzyna Marczewska — Cela rentrait dans le projet d’édition d’une dizaine d’ouvrages patronné par l’Institut de sociologie de l’Université de Varsovie. Or au même moment, j’ai trouvé le livre de son fils, Christophe Boltanski, La Cache, et me suis dit qu’il fallait absolument le traduire, ce que j’ai fait en 2017. Cela avait donc une résonance particulière pour moi.
La première partie de ma résidence ici était la révision entière de ma traduction pour rencontrer Luc Boltanski. Grâce à la traduction de La Cache, j’ai pu voir la maison des Boltanski rue de Grenelle : la cour, l’étage, le grenier, la salle-de-bains, l’endroit où se trouvait la « cache ». Ce fut une grande émotion.

Énigmes et complots est très troublant car il parle exactement de tout ce qu’il se passe en ce moment dans la politique polonaise, des histoires de complots, de théories conspirationnistes et comment se construit la politique autour de cela. Je ne suis pas sociologue, mais ce livre n’est pas non plus destiné aux spécialistes. Je peux donc me permettre une certaine liberté d’un point de vue stylistique pour atteindre la langue la plus intelligible possible, ce qui est propre à la traduction scientifique. Certains points dans le texte original me paraissaient équivoques, d’où l’importance d’avoir des explications de Luc Boltanski, qui ont été très éclairantes. Cela exige énormément de lectures tout autour du texte, de vérification des textes cités, de retour aux sources.

 
  • Les romans que vous avez traduits semblent eux aussi ancrés dans une dimension historique, politique forte (La Cache de Christophe Boltanski donc, mais aussi Petit Pays de Gaël Faye, Bakhita de Véronique Olmi) ?
Katarzyna Marczewska — Oui, curieusement tous mes livres tournent autour des mêmes questions, notamment la question du totalitarisme. Deux jours avant d’arriver ici, on m’a proposé de traduire L’Ordre du jour d’Éric Vuillard. Il correspond très bien à ce qui se passe maintenant dans certaines parties de l’Europe, et trouve une vraie résonance dans l’actualité : le 1er mai à Varsovie, une marche des nationalistes a eu lieu, comme à Munich, à Vienne ; le 11 mai, un rassemblement de personnes protestant contre la loi américaine de restitution des biens des Juifs… Espérons que les prochaines élections changeront quelque chose.
Petit pays de Gaël Faye, Bakhita de Véronique Olmi, que j’ai traduits, ont également une dimension politique forte.

 
  • Comment vivez-vous de votre métier dans vos pays respectifs ? Comment se porte le marché du livre et quelle est la place accordée à la traduction ? Les traducteurs sont-ils considérés juridiquement comme des auteurs, en terme de propriété intellectuelle ?
Heli Allik — Les traducteurs en Estonie n’ont pas les mêmes droits qu’en France et c’est déjà vrai pour les auteurs. Leur rémunération fonctionne au forfait et non sur les ventes, que l’on ne connaît pas, sachant qu’il est déjà difficile de savoir quel va être le tirage, souvent dérisoire.
La plupart des traducteurs sont aussi profs, journalistes, ont un autre emploi. On cotise pour la sécurité sociale mais on ne peut pas vivre que de la traduction, ce n’est en tout cas pas mon choix. Je préfère alterner avec la critique littéraire, la direction d’une revue, l'organisation d’un concours de traduction pour les jeunes traducteurs, d’une école d’été. Je suis mariée et mon mari travaille à l’université, touche un salaire fixe bien que sporadique. Pendant 5 ans j’ai travaillé dans l’édition et lui était plus libre, chacun notre tour nous prenons notre liberté.
 
Katarzyna Marczewska — En Pologne on est considéré comme auteur, même du point de vue fiscal. Mais ça a été remis en question récemment, notamment pour les traducteurs.
Nous sommes rémunérés au feuillet, sur une base de 1800 signes. Très peu de contrats tiennent compte des ventes et un tirage de 1000 exemplaires est déjà bien. Depuis 1989 et le changement de régime en Pologne, le statut de traducteur a dégringolé, les contrats étaient plus honnêtes et les rémunérations plus élevées avant. Aujourd’hui, certains contrats sont scandaleux, car on cède ses droits d’auteur, pour toujours (financiers, pas moraux). On commence à être vigilants sur ce point. Il existe deux associations, une qui regroupe traducteurs et interprètes de tous secteurs ; et depuis 10 ans, une association des traducteurs littéraires plus spécifiquement, de plus de 300 membres, où a été établi un contrat modèle et c’est une aide indéniable. Un traducteur polonais qui travaille à plein temps et paie ses cotisations (et être entrepreneur individuel, qui plus est, entraîne des cotisations très lourdes à payer), gagne environ 800 euros par mois, pas plus. Ce qui est un peu-dessous du revenu moyen en Pologne.
 
Nous avons lancé une campagne grâce à l’association des traducteurs pour que le nom du traducteur soit mis en couverture, et on encourage les traducteurs à le demander. Mon nom figure seulement sur trois de mes couvertures.
 
Takashi Wakamatsu — Mon nom de traducteur figure sur une seule couverture, et c’était pour la distinguer de l’édition originale !
Avant l’élection de Jair Bolsonaro, c’était déjà difficile au Brésil : seule une douzaine de grands éditeurs pouvait survivre, les plus petits ne pouvaient pas publier sans subvention. Des traductions du français ne peuvent se faire sans la contribution de l’Institut français, la Maison de France, l’Ambassade de France à Rio. La plupart du temps, les traducteurs sont rémunérés au forfait plutôt qu’au pourcentage. Au Brésil, les lecteurs sont peu nombreux, et les éditeurs paient au forfait lorsqu’ils savent que le livre peut se vendre… C’est très difficile de vivre de son travail de traducteur, il faut aussi avoir une autre activité, à moins d’accepter n’importe quelle traduction et de travailler au moins 10 heures par jour. Les feuillets font entre 2100 et 2500 signes, ce qui est payé entre 25 et 35 reales, 1 euro équivalant à 5 reales. Je travaille donc à la ferme en parallèle. Les traducteurs ont peu de droits, et les cèdent tous après parution – à part celui d’avoir éventuellement leur nom sur la couverture.

Maintenant, la culture au Brésil n’a plus sa place. Dès l’arrivée de Bolsonaro, le changement a été radical. Au festival de Berlin, beaucoup de films brésiliens étaient présentés chaque année : cette année, Petrobras était le principal sponsor au Brésil et Bolsonaro a exigé de couper toutes les subventions pour le cinéma. Tous les secteurs de la culture sont concernés. Il en va de même pour les crédits aux universités de sciences humaines, psychologie, sociologie, car « ça ne sert à rien ».
 
Katarzyna Marczewska — Notre gouvernement ne coupe pas les fonds pour la culture, mais il les redirige et pratique la censure. Le directeur du Musée national de Varsovie a fait retirer plusieurs tableaux, dont l’œuvre de l'artiste Natalia LL, L’art de la consommation, [film qui montre une jeune femme mangeant une banane de façon suggestive, réalisé en 1975, ndlr]. Et début mai, une femme a été arrêtée pour avoir « profané » l’image de la Vierge de Czestochowa traditionnellement vénérée en Pologne, parce qu’elle l’avait auréolée de l’arc-en-ciel LGBT sur des affiches, collées dans la rue. Son appartement a été fouillé, son matériel informatique et les affiches ont été saisis et le primat de Pologne a dit être révolté que des tableaux puissent être profanés.

 
  • Heli nous disait que Mort à crédit était au bout du compte sa plus belle expérience de traduction. Katarzyna, Takashi, pourriez-vous chacun nous dire quelle a été la vôtre ?
Katarzyna Marczewska — La plus intéressante pour moi est celle de L’Afrique fantôme de Michel Leiris, qui sera j’espère publiée un jour. Un travail auquel j’ai pu consacrer beaucoup de temps, car parfois les délais sont si courts pour les grandes maisons d’édition… Pour bien traduire, il faut avoir du temps, oublier un peu le texte et y revenir. J’ai pu me plonger dans le manuscrit, parler à des spécialistes, voir les archives photographiques de la mission Dakar-Djibouti à Nanterre [invité par l'ethnologue Marcel Griaule, Michel Leiris s’est joint en 1933 à cette mission scientifique, qui parcourait l'Afrique pendant 21 mois, ce qui a été la genèse de L’Afrique fantôme, ndlr], des archives du musée du Quai Branly, du Collège de France, de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet où se trouvent les archives littéraires de Michel Leiris. Cela m’a permis de régler certains détails qui me gênaient et ne trouvaient pas de réponse – nombre d’erreurs qui n’ont été corrigées parfois que dans la version de la Pléiade. J’ai besoin de voir les choses quand je traduis. Comme la cache rue de Grenelle dans la maison des Boltanski…
 
Takashi Wakamatsu — Jusqu’à maintenant, ma meilleure expérience de traduction a été La Grande Nouvelle de Jean-Pierre Brisset, que j’ai traduit pendant ma résidence fin 2017 à la Fondation Jan Michalski en Suisse. J’ai dû recréer complètement le livre. L’auteur lui-même le décrivait comme « impossible à traduire », mais avait créé la grammaire logique selon laquelle on peut le refaire dans toutes les langues : c’était un vrai défi lancé aux traducteurs futurs, pour réécrire son œuvre. Peu de temps avant moi, dans cette même résidence, un traducteur allemand y travaillait justement. Le texte contient des calembours complètement farfelus. Il veut prouver par exemple que l’homme descend de la grenouille en mentionnant les vassaux du roi, car dans « vassau » on trouve « va à saut »... d’où la référence aux grenouilles. Évidemment, c’est impossible à traduire!

Jean-Pierre Brisset a d’abord été pris pour un fou ; il disait que c’était l’Archange de l’Apocalypse qui parlait en lui... Puis on l’a pris pour un révolutionnaire, car il ridiculisait l’Église, l'État. C’est Foucault qui le premier a commencé à comprendre Brisset et a éveillé l’intérêt des autres.
La traductrice espagnole, dont j’ai consultée le travail, est restée sur une retranscription totalement littérale et a mis des notes. Pour ma part, j’essayais d’être le plus fidèle possible, mais quand ce n’était pas possible, j’essayais de trouver en portugais les mêmes réponses que celles que l’on trouve en français. Dans le chapitre où les Anglais nomment les Français « grenouilles », cela souligne des rivalités historiques qui sont intraduisibles. J’ai transposé aux Brésiliens et aux Argentins et ai réécrit en me basant sur nos propres plaisanteries, nos propres histoires. J’aime quand il y a cette liberté, que tu dois tout abandonner pour refaire quelque chose de nouveau.