Entretien avec Suzy Gillet, scénariste et cinéaste britannique, autour de son projet de film intitulé Chéramy. Où il est question de lectures, d'écriture, de traductions, de relectures et réécritures multiples, du passage des mots aux images, du français des livres à l'anglais d'un premier scénario, pour aboutir à la langue française du film…
par Corinne Chiaradia
Entretien réalisé dans le cadre d'une commande de l'agence Alca, pour sa revue Prologue. Retrouvez la revue en ligne ICI.
La cinéaste britannique – mais farouchement non-nationaliste – Suzy Gillett était en résidence au Chalet Mauriac cet automne pour mettre la dernière main au scénario – en français – de Chéramy, son premier long métrage. Dernière ? Pas si sûr, tant ce travail d’écriture se nourrit d’allers-retours et de patient tissage, entre deux langues et de multiples intervenants, avec en ligne de mire la volonté de « traduire » sa vision de l’histoire du peintre Frédéric Bazille en langage cinématographique.
J’ai travaillé un mois ici, en juin 2018 [2], dans une concentration totale – au Chalet j’ai découvert cette forme de résidence qui n’existe pas du tout en Angleterre. Jusqu’à l’automne, le travail avait aussi un but de demande d’aide à l’écriture : on a obtenu celle de la Région en premier, avec cette résidence et en octobre nous avons fait une demande auprès du CNC. À ce moment-là Nadja est devenue coscénariste, le rôle de consultant n’étant pas reconnu par le CNC, et de toute façon elle était là dès le départ.
Depuis, nous avons travaillé en binôme, ou en répartition moitié-moitié, pour aboutir à un scénario directement en anglais – Nadja écrit très bien l’anglais et ensuite je repasse, mais chacune revoit le travail de l’autre de toute façon ! Au cours de l’hiver, on a obtenu l’aide du CNC et de la Procirep, ce qui a permis de nous payer et que le travail soit à fond pendant certaines périodes.
Au printemps, je pensais revenir au Chalet vers ce que je pensais être « la fin ». Mais, début avril nous avons eu un rendez-vous à Paris avec un autre consultant, Philippe Barrière – puisque Nadja était « dedans » elle n’avait plus l’objectivité nécessaire – et cette personne nous a dit : vous avez fait un film de chronique parfait, c’est excellent, mais il pourrait aller bien plus loin si vous mettiez plus de concentration sur la tragédie romantique, ce serait plus passionné…
Je suis allée à Metz, au musée de la Guerre de 1870, et aux alentours de Baune-La-Rolande : là-bas, j’ai vu pour la première fois le lieu de bataille où est décédé Bazille. J’avais fait des années de recherche sur les lieux où il a vécu, où il a peint tel ou tel tableau, tout… sauf me concentrer sur le lieu de sa mort. Et c’était vraiment une sorte de deuil, non, de rencontre, pour le remercier de ce parcours. Enfin, il m’a accompagnée pendant presque onze ans, une véritable obsession… Donc j’y suis allée avec un ami, au prétexte d’un repérage, mais c’était aussi vraiment pour comprendre ce lieu, le dernier où il a vécu.
Pendant ce temps Nadja travaillait le scénario et elle me le renvoie en mai… Tout ça est très bizarre, il faut le temps de faire autre chose et ensuite revenir, pour que les éléments s’assemblent, c’est une sorte de cuisine, une très très longue cuisine ! Comme une sculpture : pour que le visage « sorte » il faut que tout soit fait au même moment, non pas juste le nez et dire « oh, j’ai un nez parfait », ça ne marche pas comme ça ! [rire]. Comme dans un tableau, c’est le travail de l’artiste, tout doit être égal et tenir dans un ensemble.
Au cours de l’été je n’ai fait qu’écrire pendant plusieurs semaines. Et voilà, début août, nous avons bouclé la version anglaise et c’est passé à la traductrice, Claire Beaudoin. Puis, courant septembre, nous avons travaillé sur la version traduite, Nadja et moi. Nous avons passé plusieurs jours à faire les corrections, en français, et j’étais très contente de constater que je voyais précisément les mêmes problèmes que Nadja, donc mon français n’était pas un souci…
Après les corrections, nous avons rencontré une autre consultante – Raphaëlle Desplechin, dont je connais le travail pour avoir été interprète lors d’ateliers d’écriture de scénario qu’elle animait. On a donc eu cette séance de quatre heures avec Raphaëlle, et là, on live, elle nous a fait les dialogues, comme ça… Waouhh ! Nous n’en étions pas encore là, pourtant elle a « vu » les scènes ! Pour moi c’était très réjouissant, parce qu’elle était totalement d’accord avec notre structure, c’était parfait, les scènes roulaient, avec juste quelques commentaires « oui, là vous pouvez faire ceci et cela… »
En octobre dernier, Nadja a inséré en français les corrections sur lesquelles on était d’accord, à partir des idées apportées par Raphaëlle. Et voilà, j’ai reçu la version française corrigée et c’est à mon tour d’avoir une sorte de… pas une jalousie, mais comme si ce n’était plus à moi, que ça existait en dehors de moi. Mais il y avait quand même de petites choses… J’en ai discuté avec David et je viens de passer dix jours au Chalet à remettre certaines choses… Et je me suis aperçue que j’écrivais en français : je ne peux pas le faire en anglais, ce serait comme aller en arrière. Ce n’est peut-être pas parfait, mais je fais de mon mieux ces changements en français, parce qu’aujourd’hui il faut que ça coule d’une langue entière… C’est vrai que mon producteur est bilingue, la coscénariste et moi aussi, on a donc une souplesse pour jouer avec les deux langues, mais le travail final doit être en français, le monde dont parle le film est français. Toutefois il y a mon regard, un peu externe, qui me permet d’entrer dans ce monde, même si je ne lui appartiens pas, ce n’est pas une chasse gardée…
Ces deux dernière semaines j’étais censée écrire en anglais, j’ai retravaillé quelques scènes, des bouts de scènes et cet après-midi je vais voir David, pour que l’on décide s’il faut ou non qu’elle traduise cela, c’est un peu bâtard comme travail maintenant… Mais comme je le disais, cela revient quand même pour moi au point de départ, « instaurer » les choses que j’ai lues en français, telle phrase que Bazille a dite et il s’agit maintenant de tisser la version finale…
Je suis également interprète, j’aime bien ça, mais c’est épuisant. Je fais les Q&A (« Questions and Answers »), les journées de presse, les conférences… On est trois personnes à Londres pour les Q&A, les questions-réponses avec le réalisateur après une projection de film, il n’y a pas d’association mais l’une d’entre nous a proposé des tarifs, et on se base dessus pour ne pas s’entrecouper…
Nous, en tant qu’Européens, nous avons la possibilité de nous installer n’importe où, c’est tout le bonheur de ce traité et l’idée de se retrouver sur cette île grise et de bloquer les gens, ça te tue… Je suis allée dans le Lake District, c’est une zone touristique, où vont travailler beaucoup d’Européens de l’Est, alors à la fermeture des frontières tout va s’arrêter, plus de cafés, de pâtisseries… Anyway… Ce qui est fou : je sais que des personnes ont voté « Leave » parce qu’elles trouvent que l’Europe a mis trop de frontières autour d’elle, à l’extérieur, elles sont contre l’Europe pour cette raison…
Propos recueillis à Saint-Symphorien, le 23 octobre 2019.
Photo © Élisabeth Roger
[1] 5 juin-2 juillet 2018 / 1-12 avril et 13-27 mai 2019 / 14-25 octobre 2019
[2] Voir l’entretien que Suzy Gillett avait donné à cette occasion à Antoine Sébire.
[3] ATAA : association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel, qui regroupe environ 400 professionnels du doublage, du sous-titrage et de la voice-over.
[4] Suzy Gillett a été curatrice du Festival Film Africa, de la Biennale de Marrakech, de Cinéma de femmes de Tanger à Téhéran, responsable relations internationale de la London Film School…
La cinéaste britannique – mais farouchement non-nationaliste – Suzy Gillett était en résidence au Chalet Mauriac cet automne pour mettre la dernière main au scénario – en français – de Chéramy, son premier long métrage. Dernière ? Pas si sûr, tant ce travail d’écriture se nourrit d’allers-retours et de patient tissage, entre deux langues et de multiples intervenants, avec en ligne de mire la volonté de « traduire » sa vision de l’histoire du peintre Frédéric Bazille en langage cinématographique.
- C’est votre troisième séjour au chalet Mauriac [1] : comment s’est organisée la progression de votre travail pendant et entre ces résidences ?
J’ai travaillé un mois ici, en juin 2018 [2], dans une concentration totale – au Chalet j’ai découvert cette forme de résidence qui n’existe pas du tout en Angleterre. Jusqu’à l’automne, le travail avait aussi un but de demande d’aide à l’écriture : on a obtenu celle de la Région en premier, avec cette résidence et en octobre nous avons fait une demande auprès du CNC. À ce moment-là Nadja est devenue coscénariste, le rôle de consultant n’étant pas reconnu par le CNC, et de toute façon elle était là dès le départ.
Depuis, nous avons travaillé en binôme, ou en répartition moitié-moitié, pour aboutir à un scénario directement en anglais – Nadja écrit très bien l’anglais et ensuite je repasse, mais chacune revoit le travail de l’autre de toute façon ! Au cours de l’hiver, on a obtenu l’aide du CNC et de la Procirep, ce qui a permis de nous payer et que le travail soit à fond pendant certaines périodes.
Au printemps, je pensais revenir au Chalet vers ce que je pensais être « la fin ». Mais, début avril nous avons eu un rendez-vous à Paris avec un autre consultant, Philippe Barrière – puisque Nadja était « dedans » elle n’avait plus l’objectivité nécessaire – et cette personne nous a dit : vous avez fait un film de chronique parfait, c’est excellent, mais il pourrait aller bien plus loin si vous mettiez plus de concentration sur la tragédie romantique, ce serait plus passionné…
- … Plus émotionnel ?
Je suis allée à Metz, au musée de la Guerre de 1870, et aux alentours de Baune-La-Rolande : là-bas, j’ai vu pour la première fois le lieu de bataille où est décédé Bazille. J’avais fait des années de recherche sur les lieux où il a vécu, où il a peint tel ou tel tableau, tout… sauf me concentrer sur le lieu de sa mort. Et c’était vraiment une sorte de deuil, non, de rencontre, pour le remercier de ce parcours. Enfin, il m’a accompagnée pendant presque onze ans, une véritable obsession… Donc j’y suis allée avec un ami, au prétexte d’un repérage, mais c’était aussi vraiment pour comprendre ce lieu, le dernier où il a vécu.
Pendant ce temps Nadja travaillait le scénario et elle me le renvoie en mai… Tout ça est très bizarre, il faut le temps de faire autre chose et ensuite revenir, pour que les éléments s’assemblent, c’est une sorte de cuisine, une très très longue cuisine ! Comme une sculpture : pour que le visage « sorte » il faut que tout soit fait au même moment, non pas juste le nez et dire « oh, j’ai un nez parfait », ça ne marche pas comme ça ! [rire]. Comme dans un tableau, c’est le travail de l’artiste, tout doit être égal et tenir dans un ensemble.
Au cours de l’été je n’ai fait qu’écrire pendant plusieurs semaines. Et voilà, début août, nous avons bouclé la version anglaise et c’est passé à la traductrice, Claire Beaudoin. Puis, courant septembre, nous avons travaillé sur la version traduite, Nadja et moi. Nous avons passé plusieurs jours à faire les corrections, en français, et j’étais très contente de constater que je voyais précisément les mêmes problèmes que Nadja, donc mon français n’était pas un souci…
Après les corrections, nous avons rencontré une autre consultante – Raphaëlle Desplechin, dont je connais le travail pour avoir été interprète lors d’ateliers d’écriture de scénario qu’elle animait. On a donc eu cette séance de quatre heures avec Raphaëlle, et là, on live, elle nous a fait les dialogues, comme ça… Waouhh ! Nous n’en étions pas encore là, pourtant elle a « vu » les scènes ! Pour moi c’était très réjouissant, parce qu’elle était totalement d’accord avec notre structure, c’était parfait, les scènes roulaient, avec juste quelques commentaires « oui, là vous pouvez faire ceci et cela… »
En octobre dernier, Nadja a inséré en français les corrections sur lesquelles on était d’accord, à partir des idées apportées par Raphaëlle. Et voilà, j’ai reçu la version française corrigée et c’est à mon tour d’avoir une sorte de… pas une jalousie, mais comme si ce n’était plus à moi, que ça existait en dehors de moi. Mais il y avait quand même de petites choses… J’en ai discuté avec David et je viens de passer dix jours au Chalet à remettre certaines choses… Et je me suis aperçue que j’écrivais en français : je ne peux pas le faire en anglais, ce serait comme aller en arrière. Ce n’est peut-être pas parfait, mais je fais de mon mieux ces changements en français, parce qu’aujourd’hui il faut que ça coule d’une langue entière… C’est vrai que mon producteur est bilingue, la coscénariste et moi aussi, on a donc une souplesse pour jouer avec les deux langues, mais le travail final doit être en français, le monde dont parle le film est français. Toutefois il y a mon regard, un peu externe, qui me permet d’entrer dans ce monde, même si je ne lui appartiens pas, ce n’est pas une chasse gardée…
- Traduire ce scénario était une nécessité technique (fournir des dialogues français à des acteurs français), mais il y a aussi un enjeu esthétique et artistique, sur le niveau et la « couleur » de la langue ?
- C’est parce que vous avez la vision d’une forme globale que vous pouvez insérer les éléments…
- Donc une fois que la traductrice vous a rendu le scénario, elle n’est plus intervenue ?
Ces deux dernière semaines j’étais censée écrire en anglais, j’ai retravaillé quelques scènes, des bouts de scènes et cet après-midi je vais voir David, pour que l’on décide s’il faut ou non qu’elle traduise cela, c’est un peu bâtard comme travail maintenant… Mais comme je le disais, cela revient quand même pour moi au point de départ, « instaurer » les choses que j’ai lues en français, telle phrase que Bazille a dite et il s’agit maintenant de tisser la version finale…
- Et c’est un film « d’époque » en costumes…
- Mais ce n’est pas par défaut que vous prenez cette direction-là ?
- Et par rapport à la langue qui sera employée dans le film…
- À ce propos, le titre, Chéramy, est un intraduisible, délicieusement français…
- Il fait aussi penser au Bel-Ami de Maupassant…
- Mais c’est amusant d’avoir choisi cette expression qui est une invention, une création littéraire…
- Il vous arrive de traduire des scénarios et de faire du sous-titrage. Il existe en France une association, ATAA [3], qui sert les intérêts des adaptateurs et traducteurs, négocie un code de déontologie, des tarifs : existe-t-il une structure similaire en Angleterre ?
- Vous le faites pour rendre service à des amis ou comme revenu complémentaire ?
Je suis également interprète, j’aime bien ça, mais c’est épuisant. Je fais les Q&A (« Questions and Answers »), les journées de presse, les conférences… On est trois personnes à Londres pour les Q&A, les questions-réponses avec le réalisateur après une projection de film, il n’y a pas d’association mais l’une d’entre nous a proposé des tarifs, et on se base dessus pour ne pas s’entrecouper…
- Éviter la concurrence déloyale…
- Et la connaissance culturelle…
- Vous êtes anglaise, votre film traite de la vie et de l’œuvre d’un artiste français, il est produit par une société bordelaise, vous avez vécu en France pendant six ans et travaillé sur des projets internationaux [4], bref vous avez un parcours « non nationaliste » …
- Que vous inspire alors le processus du Brexit et quelles conséquences redouter dans la production audiovisuelle ?
- Vous ne voulez pas vous projeter dans l’après ?
- Dans votre travail, même s’il y aura des évolutions de règles administratives, vous n’allez pas changer de façon de voir le monde au-delà des frontières…
Nous, en tant qu’Européens, nous avons la possibilité de nous installer n’importe où, c’est tout le bonheur de ce traité et l’idée de se retrouver sur cette île grise et de bloquer les gens, ça te tue… Je suis allée dans le Lake District, c’est une zone touristique, où vont travailler beaucoup d’Européens de l’Est, alors à la fermeture des frontières tout va s’arrêter, plus de cafés, de pâtisseries… Anyway… Ce qui est fou : je sais que des personnes ont voté « Leave » parce qu’elles trouvent que l’Europe a mis trop de frontières autour d’elle, à l’extérieur, elles sont contre l’Europe pour cette raison…
- … Mais la conséquence ce sera des frontières supplémentaires ?
Propos recueillis à Saint-Symphorien, le 23 octobre 2019.
Photo © Élisabeth Roger
[1] 5 juin-2 juillet 2018 / 1-12 avril et 13-27 mai 2019 / 14-25 octobre 2019
[2] Voir l’entretien que Suzy Gillett avait donné à cette occasion à Antoine Sébire.
[3] ATAA : association des traducteurs et adaptateurs de l’audiovisuel, qui regroupe environ 400 professionnels du doublage, du sous-titrage et de la voice-over.
[4] Suzy Gillett a été curatrice du Festival Film Africa, de la Biennale de Marrakech, de Cinéma de femmes de Tanger à Téhéran, responsable relations internationale de la London Film School…