« … échapper à la logique linéaire »


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« … échapper à la logique linéaire »

Entretien avec Matías Battistón, traducteur argentin en résidence
par Julia Polack de Chaumont

Matrana a profité de la présence à Bordeaux du traducteur argentin Matías Battistón, en résidence cet hiver avec l’agence Alca, pour l’interroger sur son parcours, sa pratique, ses traductions d’œuvres de Beckett et celle – en cours – d’Édouard Levé. Il nous dit surtout comment son goût pour la traduction expérimentale, les « méthodes alternatives » et les résonances secrètes entre les textes, irrigue son travail.
 
Comment êtes-vous devenu traducteur ?

Après l’obtention d’un diplôme en traduction, j’ai débuté par la traduction scientifique et juridique dans une agence pendant deux ans. Puis en 2013, souhaitant traduire des textes littéraires, j’ai proposé des titres à des maisons d’édition en Argentine – un certain nombre d’éditeurs indépendants se sont créés depuis 2004-2005 et Buenos Aires compte une centaine de maisons d’édition. Quelques-unes m’ont répondu. Caja Negra Editora par exemple m’a demandé si j’aimais le rock, car ils envisageaient de traduire Rip It Up and Start Again, un livre sur le postpunk du critique anglais Simon Reynolds. C’est ainsi que j’ai démarré et j’ai aujourd’hui une trentaine de traductions à mon actif, chez plusieurs éditeurs.
 
Vous traduisez depuis l’anglais et le français, des auteurs souvent illustres (James Joyce, Samuel Beckett, Marcel Proust…) et avez déjà une œuvre prolifique : comment faites-vous vos choix d’auteurs et de textes ?

Je vais vers des auteurs que j’aime et dont les livres ne circulent pas assez dans les librairies argentines, tels que James Joyce. Ses grands textes comme Ulysse étaient accessibles, mais sa correspondance érotique avec Nora, sorte d’encyclopédie de paraphilie (un festin pour un freudien !), était épuisée depuis des décennies. On m’a également proposé de traduire Beckett, car les droits étaient disponibles, notamment ceux de la trilogie (Molloy, Malone meurt, L’Innommable). Ce qui me permettait de faire une résidence au Trinity Centre for Literary Translation de Dublin, dont l’une des conditions était d’avoir un travail de traduction en cours sur un auteur irlandais.


 

C’était effectivement votre première résidence d’écriture ; depuis vous avez séjourné deux fois en Suisse, au Collège de traducteurs Looren et à la Fondation Jan Michalski. Vous voilà aujourd’hui à Bordeaux. Comment cela enrichit-il votre travail ?

Cela m’apporte beaucoup – et pas nécessairement en connexion immédiate avec le projet sur lequel je travaille. Être sur place, connaître le lieu, la culture, tout cela est enrichissant. Lorsque l’on est ailleurs et qu’on parle une langue qui n’est pas la nôtre, aucune conversation n’est banale. Tous les lieux communs et clichés ont un intérêt, nous permettent d’explorer la matière, la texture de la langue au quotidien, les automatismes ; précisément tout ce qu’on essaie d’éviter habituellement !
 

Votre résidence au Trinity Centre a été une expérience particulière néanmoins, car vous avez appris pendant votre séjour à Dublin que votre éditeur avait acquis les droits de The Insurrection in Dublin de James Stephens, qui raconte l’insurrection de Pâques 1916 en Irlande. Et cela au moment-même où se préparaient les commémorations du centenaire. Que vous a apporté cette synchronicité ?

James Stephens est peu connu, sinon pour un recueil de nouvelles celtiques. Ce livre-ci est une sorte de journal du parcours qu’entreprend l’auteur dans les rues de Dublin pendant cette insurrection. Il n’est pas le témoin direct des scènes-clés, mais trouve de minuscules détails pourtant significatifs, l’infra-ordinaire de ce moment historique. Être sur place me permettait de faire des recherches. En cette période de commémoration, j’avais tout à portée de main : on croisait des gens parés d’un costume de soldat de la Première guerre mondiale, chaque journal mentionnait d’une manière ou d’une autre cet anniversaire, c’était un peu fou. Mais ce qui m’intéressait était aussi de faire un pas de côté : chercher par exemple ce qui s’était passé alors chez les contemporains de James Stephens, puisque je disposais des dates précises de cet événement historique. Dans la correspondance de Proust cette même semaine, on trouve ainsi un échange avec Pierre Louÿs – l’un des pornographes les plus illustres de l’époque –, dont il venait de recevoir un petit recueil qu’il compare aux Tables de la loi de Moïse ; Ezra Pound dialoguait avec Wyndham Lewis ; Virginia Woolf venait d’être témoin de la mort inopinée d’un petit agneau – sorte de symbole de ce qui se passait à cet instant à Dublin.
Tous ces documents auxquels j’avais accès à la bibliothèque du Trinity Centre constituaient un système de coïncidences passionnant, et m’enthousiasmaient pour entreprendre une traduction, échappant quelque peu à la logique linéaire habituelle.
 
Vous enrichissez donc votre travail de traducteur en y ajoutant votre expérience et vos recherches personnelles ?

Oui bien sûr. Ces choses n’étaient pas en relation directe avec l’événement, mais représentaient son actualité. Il s’agit des résonances, des relations indirectes, qui ne pourraient même pas figurer en notes de bas de page. Elles sont peu pertinentes au sens strict du mot, mais forment pour ainsi dire une couche additionnelle, cachée, de la traduction, une forme de non-dit. C’est ma manière de m’approprier le projet : il devient personnel, l’enjeu en est transformé, même si l’on n’en voit pas de trace visible dans le travail final.
 
L’objet de votre résidence à la Prévôté à Bordeaux a été de travailler sur la traduction du roman d’Édouard Levé, Journal. Comment vous y êtes-vous préparé, sachant que vous avez une bonne connaissance des autres textes de l’auteur, pour avoir déjà traduit Œuvres, Autoportrait et Suicide ?





Pour Journal, j’ai lu beaucoup de presse en français et en espagnol, dans une perspective particulière. Édouard Levé ne cherchait pas tellement à recréer la langue journalistique, ni à reprendre la forme exaspérée que l’on peut voir dans certains romans, où le personnage du journaliste parle « comme un journaliste », ce qui finit presque toujours en caricature. Il s’agit plutôt d’un travail plus subtil sur les formes fixes, cristallisées du discours journalistique. Mais il y a aussi une certaine ironie des expressions, et il m’intéresse d’explorer la langue journalistique en espagnol, pour opérer cette transition de l’un vers l’autre, bien qu’on ait parfois la tentation d’exagérer, de parodier.

Je me suis aussi renseigné sur les écrivains ayant connu et écrit sur Édouard Levé. Hervé Le Tellier par exemple lui rend hommage, dans un chapitre d’Assez parlé d’amour, en faisant un exercice de style autour d’Autoportrait. D’autres de ses amis ont écrit sur lui. Je n’aurais pas pu trouver ces livres en Argentine, pas plus que les livres autour de ses travaux photographiques qui m’intéressaient également. Journal était au départ un projet visuel, une sorte de photo-journal qu’avait imaginé Édouard Levé avant qu’il n’en fasse un roman. Les racines du livre sont donc aussi à chercher dans son travail de photographe. Ses œuvres, sous toutes leurs formes, sont liées – sa vie même, surtout la fin... [Édouard Levé s’est donné la mort peu de jours après avoir remis à son éditeur, P.O.L., le manuscrit de son dernier roman, Suicide, qui revenait sur la vie et la fin tragique d’un de ses amis de jeunesse, ndr].
 
L'Argentine est un territoire livresque et littéraire, d'auteurs essentiels d’hier et d’aujourd'hui, d’éditeurs de plus en plus nombreux, de librairies très présentes... Pouvez-vous nous parler de la situation et de la considération professionnelle des traducteurs en Argentine ?

Il y a une longue tradition en Argentine. Le premier traducteur de La Divina Commedia en espagnol était Bartolomé Mitre, président de l’Argentine de 1821 à 1906 ! Même l’intendant qui a inauguré l’Obélisque de Buenos Aires dans les années 30 était un excellent traducteur des « trois Sh » : Shakespeare, Shaw, Shelley…
Ce pays regorge aussi d’illustres auteurs-traducteurs, comme Julio Cortázar ou Jorge Luis Borges, Silvina Ocampo, José Bianco, Juan Rodolfo Wilcock – ceux que l’on distinguait comme le grupo Sur. Beaucoup de fictions mettent en scène un personnage de traducteur ou d’interprète, citons par exemple Le Passé d’Alan Pauls. L’écrivain Ricardo Piglia a également beaucoup parlé de traduction dans son œuvre, presque toujours comme lecteur de traductions, critique ou écrivain, plutôt que comme traducteur lui-même bien qu'il ait traduit Ernest Hemingway dans les années 70. Il dit même qu’une grande partie de la tradition argentine est fondée en quelque sorte sur une douteuse traduction du français de Sarmiento au XIXe siècle. Aujourd’hui, de nombreux éditeurs indépendants publient en majorité des traductions, d’auteurs américains ou français surtout mais pas seulement.
 
Pour autant, le traducteur n’a pas un statut particulièrement privilégié et est très vulnérable. Depuis cinq ans environ, les traducteurs se mobilisent pour réclamer des droits d’auteurs, qui devraient être acquis selon la loi mais ne le sont pas en pratique. Un projet a vu le jour, nommé « projet de traduction autorale » (qui reconnaît au traducteur le droit de toucher des droits d’auteur). On commence à mettre davantage en valeur le travail des traducteurs, mais le chemin est encore long. Dans certains contrats, le traducteur cède parfois tous ses droits à l’éditeur. La rémunération est basse, comme dans de nombreux pays, exceptions faites de la France, la Suisse, l’Allemagne et l’Angleterre. On n’est pas payé à la page ou au feuillet, mais au mot, on reçoit un à-valoir et on touche les droits proportionnellement. Vivre ou survivre de la traduction est donc rarissime en Argentine, d’autant plus qu’aujourd’hui le pays traverse une importante crise. Elle touche également le monde éditorial, puisque la production de livres a chuté de près de 40% en trois-quatre ans. C’est vertigineux, et un peu stressant.
 
Mais il existe à Buenos Aires un club de la traduction (Club de traductores literarios de Buenos Aires), fondé par Jorge Fondebrider (traducteur de Gustave Flaubert, entre beaucoup d’autres, qui a obtenu des bourses de séjour du CNL pour les traductions de Madame Bovary et des Trois contes) et l'immarcescible Julia Benseñor. C’est une source exceptionnelle pour un traducteur. On y trouve des entretiens avec des traducteurs, des auteurs (Ricardo Piglia, Alan Pauls, Fabio Morábito, Sylvia Molloy, Jorge Aulicino), des éditeurs, un blog. Ces archives sont disponibles sur Youtube et forment un corpus fantastique d’entretiens textes ou vidéos, et de conférences depuis dix ans. C’est un espace pour se rencontrer, découvrir des auteurs, des résidences, des ressources, des maisons d’édition. Je n’ai jamais rien vu de semblable ailleurs – il existe maintenant au Mexique un Círculo de traductores, inspiré de ce club, mais cela reste assez rare.
 
Vous êtes également conseiller littéraire et éditeur, est-ce naturellement complémentaire pour vous ?

Cela me permet de rencontrer des éditeurs, de leur proposer quelques rapports de lecture. S’ils ne sont pas sûrs d’un titre, ils me consultent, me demandent des noms d’auteurs à suivre en France, en Suisse, en Angleterre, en Irlande ou aux États-Unis. Je suis comme un « scout » [agent] et corrobore ou non leurs intuitions. Je n’accepte dorénavant que des projets que j’aurais pu proposer moi-même en traduction. Mes choix sont en totale cohérence, même si moi je ne le suis que rarement.
 
Avez-vous traduit les œuvres de Beckett à partir du français, de l’anglais, voire des deux versions ?

L’enjeu est précisément là, puisque Samuel Beckett a écrit sa trilogie en français, puis s’est lui-même traduit vers l’anglais. C’est un des seuls auteurs dont toute l'œuvre a été écrite en deux langues. Certains auteurs bilingues ont changé de langue d’écriture, Vladimir Nabokov, Joseph Conrad, Juan Rodolfo Wilcock qui est « devenu » italien, et même traducteur vers l’italien en traduisant par exemple un fragment de Finnegans Wake de Joyce. Mais Beckett, lui, s’auto-traduisait tout le temps ; j’ai donc travaillé avec les deux versions, choisi de traduire du français mais en conservant toujours sa version anglaise à côté, qu’on pourrait définir comme son interprétation officielle du texte. J’ai d’ailleurs un projet de livre sur tout ce qu’on pourrait imaginer avec chaque version de l’œuvre : une édition tête-bêche du texte, multi-monolingue, serait en ce sens pertinent. En anglais on appelle l’édition bilingue d’un livre une parallel edition, pourquoi ne pas éditer un volume parallèle ? L’espagnol traduit du français dans un volume, l’espagnol traduit de l’anglais dans un autre ; voire une édition crypto-parallèle, avec deux versions !

Après coup j’ai trouvé des expériences étranges dans cet esprit : un grand poète brésilien, Paolo Lewinski, a traduit Malone meurt et explique dans son épilogue qu’il avait le texte français à gauche, l’anglais à droite, le portugais au milieu : il a fait la première « traduction bi-simultanée du monde ».
Intervient ici la notion de traduction conceptuelle : expliquer le travail de traduction que l’on pourrait mener, en sachant qu’on ne le fera peut-être pas, ou que ces traductions sont impossibles ou irréalisables d’un point de vue économique... Ce sujet me passionne.
 
Pouvez-vous justement nous parler de votre travail sur la traduction expérimentale, et du groupe de traduction auquel vous participez, Translation Limits Network ?

Translation Limits Network est un groupe de traducteurs rencontrés à Dublin, qui viennent d’horizons différents et s’intéressent à tout ce qui touche à la traduction non-conventionnelle. Nous sommes attirés, par exemple, par l’emploi de contraintes dans la traduction à la manière de l’Oulipo et dorénavant de l’Outranspo (l’Oulipo de la traduction) ; par l’exploration de méthodes alternatives, comme celles que je viens de mentionner ; et par les cas simplement bizarres ou hors-normes, hors de nos paradigmes actuels de traduction.
 
Prenons par exemple le cas de l’Américain Louis Wolfson, qui a publié chez Gallimard en 1970 Le Schizo et les langues. Cet ouvrage avait été défendu à l’époque par Raymond Queneau, alors lecteur chez Gallimard. Wolfson avait fait des séjours en hôpital psychiatrique et se qualifiait de malade mental. Il était angoissé par le fait d'habiter une ville américaine alors qu’il ne supportait pas la langue anglaise, qui lui était une véritable souffrance. Cet homme était féru de langues, parlait ou étudiait le français, le russe, l’allemand, le yiddish, l’espagnol. Il a inventé un système qui traduisait automatiquement ce qu’il entendait en d’autres mots qui rassemblaient des homophonies plus supportables. Ce livre est un bijou d’humour, un livre fou, un classique absolu.
Alexandra Lukes, co-fondatrice de TLN et experte de Wolfson m’a aussi fait découvrir les traductions farfelues que Mallarmé a faites de comptines anglaises pour enfants (appelées nursery rhymes) : il est difficile de comprendre pourquoi il a modifié tant de choses du texte original. Peut-être parce qu’il donnait ses traductions françaises aux élèves pour qu’ils en fassent à leur tour la traduction vers l’anglais, et souhaitait éviter que le résultat soit identique?

Ces nombreuses réflexions autour de la traduction expérimentale font l’objet d’ateliers passionnants avec ce réseau de traducteurs. Nous essayons de réunir des fonds pour proposer d’autres ateliers, des conférences, des événements, et comptons aujourd’hui de plus en plus d’adhérents de différents pays.
 
Quels autres écrivains français aimeriez-vous traduire et pourquoi ?

Pierre Senges m’intéresse beaucoup par ses œuvres démesurées, dont la dimension borgésienne et assez moderne pourrait très bien marcher en Argentine. Je viens d’apprendre qu’il a collaboré avec un dessinateur argentin, Sergio Aquindo, pour le livre Cendres. Des Hommes et des bulletins (au Tripode), qui peut être très intéressant. J’aimerais aussi traduire La Gana de Fred Deux (André Dimanche Éditeur) mais ce n’est pas évident, il faudra trouver le bon éditeur ; l’œuvre de Michel Jullien (chez Verdier) ; le roman de Fernand Fleuret, ami d'Apollinaire, Jim Click (Jim Click ou la merveilleuse invention, éditions Farrago-Léo Sheer), un roman d’aventures assez fou; Catalogisme (ou esquisse d’une philosophie de l’omnipotence) de Léon Bopp, un livre inclassable sur les possibilités inexplorées des arts et sciences ; Accident de personne, de Guillaume Vissac (Le Nouvel Attila), une œuvre expérimentale sur les pulsions thanatologiques du métro… Et j’ai d’autres projets, moins envisageables encore. À vrai dire, parfois on ne sait plus si on aime un livre ou si on aime la possibilité de le traduire. Ce sont deux choses tout à fait différentes, mais qui peuvent se confondre assez facilement.



 
Vous est-il utile de contacter des écrivains que vous traduisez ? Car la majorité de ceux que vous avez traduits sont décédés.

C’est vrai que la plupart de mes collaborations sont posthumes ! J’aurais pu entrer en contact avec certains auteurs que j’ai traduits, John Waters, ou Julia Kristeva et Philippe Sollers, mais ne l’ai jamais fait. Il m’intéresserait davantage de le faire dans des circonstances particulières : si je vois que l’œuvre permet d’ajouter des modifications avec le consentement de l’auteur, et offre ainsi une version différente en espagnol… Certains auteurs aiment faire cela, Umberto Eco apportait des modifications à chaque fois qu’un de ses livres était traduit. Une collaboration comme celle-ci me plairait bien, beaucoup de possibilités sont encore inexplorées.
 
Quelle a été votre plus belle expérience de traduction ?

Traduire Ritmo Etc. de John Cage : chaque texte était un jeu différent, avec ses propres contraintes. C’était donc pour moi un vrai défi, très stimulant.
Mon expérience la plus contre-intuitive a été la traduction de L’Innommable de Samuel Beckett : tout le monde le considère comme un livre sombre et terrible, mais j’en ai tellement ri !

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Propos recueillis à Bordeaux, par Julia Polack de Chaumont pour Matrana, le 6 décembre 2018.